Chapitre 8

 

Méralda, Tallie et Meï s’étaient retrouvées au même étage de la Tour Ouest que Lisbeï, mais dans l’aile nord. Ou plutôt, Tallie et Meï avaient été assignées à la même tutrice et Méralda avait réussi à se faire affecter à cette équipe-là ; c’était possible au bout de trois mois et « pour de bonnes raisons », disaient les Instructions ; Méralda avait trouvé, ou fabriqué, de bonnes raisons. Méralda, avait découvert Lisbeï avec une incrédulité jalouse, était une enfante de Mooreï ! Qui ne recherchait pas spécialement sa compagnie, cependant, c’était déjà ça… Avec Pia au cinquième étage, la bande était pratiquement reconstituée. Au temps de la garderie, le fait de se retrouver ensemble au rez-de-chaussée parmi des étrangères, et l’absence de Tula, avaient fait graviter Lisbeï autour du groupe de Méralda, même si elle lui était toujours restée extérieure. Une fois la Tour apprivoisée et la bande reformée, les mêmes raisons les avaient rapprochées. Lisbeï ne les recherchait pas vraiment, mais on avait tendance à regrouper les nouvelles dotta d’un même étage pour les tâches nécessitant une main-d’œuvre abondante, et puis il y avait la période de temps libre qui suivait les repas et surtout celle du soir, avant le coucher.

Lisbeï avait constaté que son nouveau statut, même s’il n’était pas officiellement reconnu par les adultes, lui donnait malgré tout un certain intérêt aux yeux de ses anciennes compagnes. Un intérêt souvent déguisé en taquinades ou en moqueries et qui n’allait tout de même pas jusqu’à susciter des questions explicites sur ce qu’elle faisait avec la Mère, la Mémoire ou la Médecine, mais un intérêt quand même, qui lui valait une sorte d’acceptation condescendante de la bande quand elle en rencontrait les membres en groupe ou séparément.

Ce jour-là, quatre mois après l’arrivée de Tula, Lisbeï cueillait des fruits avec Méralda, Meï et Tallie dans la cerisaie de l’Esplanade Est. « De l’aide ! dit Méralda en riant. Venez par ici, les petites ! »

Avec un brusque serrement de cœur, Lisbeï reconnut la tête rousse de Tula. Quatre des petites dotta qui l’accompagnaient s’approchèrent docilement de l’arbre au pied duquel Lisbeï venait de descendre, bien visible.

Tula, avec une autre, se dirige vers un autre arbre.

Heureusement, c’est la printane, bientôt l’été, heureusement une dotta qui a envie de travailler peut travailler sans arrêt – en plus de prendre des leçons avec Selva, Mooreï et Antoné. Les cueillettes, les jardins à entretenir, les animales à nourrir, les cuisines, l’herbe à faucher, les courses pour les unes ou les autres dans les Tours, n’importe quoi pour occuper les interminables journées. Lisbeï, qui prenait tant de plaisir à se promener en propriétaire à tous les étages, a peur maintenant, peur d’y rencontrer Tula, de voir se poser sur elle le regard distrait des terribles yeux verts, ou gris, ou bleus. Elle sait maintenant que Tula le fait exprès, que Tula doit lui en vouloir de ne pas être allée la rejoindre à la garderie. Comment Tula peut-elle être si cruelle ? (Comment Tula peut-elle être si stupide ? Mais cette idée-là reste informulée.)

Et la printane glisse vers l’été sans diminuer la peine de Lisbeï, usant seulement sa capacité de la dissimuler. Jusqu’au jour où Méralda vient lui rendre un livre de contes qu’elle lui a prêté. Elles ont toutes accès à la Bibliothèque maintenant, mais le nombre de livres qu’elles peuvent emprunter est limité ; les prêts entre dotta permettent de contourner cet obstacle.

Les Contes de la Chatte Rouge, Lisbeï revoit encore la couverture au dessin naïf mais joliment colorié. L’un des contes était l’histoire de la Princesse et du Génie de la Caverne, avec toutes les énigmes du Génie, pas seulement la triple énigme du Sang. Lisbeï était en train de ranger son placard et une partie de ses affaires était étalée sur le lit. Arié n’était pas là. Parmi les habits et les menus objets, il y avait les trois journaux secrets, reliés avec soin, les deux qui étaient pleins et le troisième où elle n’écrivait plus rien depuis que Tula était arrivée. Comment était-ce possible ? Tula était revenue et rien n’avait changé, et tout était pourtant horriblement différent. Ces journaux dérisoires, allait-elle les jeter ? Elle les avait enfouis tout au fond du placard mais elle savait qu’ils étaient là – un crève-cœur chaque fois qu’elle ouvrait les portes.

Elle les contemplait, les yeux brûlants, quand Méralda entra. Avec effort, elle bavarda pour la distraire mais le regard de Méralda avait repéré les papiers sur le lit :

« Qu’est-ce que c’est ?

— Oh rien, mes cahiers d’exercices avec la Mère.

— Oh, dis donc ! Je peux voir ? »

Et Méralda, désinvolte, sans attendre la réponse, prend un des carnets et s’apprête à le feuilleter. Lisbeï ne peut retenir l’élan qui la jette vers elle pour le lui arracher des mains. Vraiment curieuse maintenant, Méralda saisit un autre paquet de feuilles reliées, repousse Lisbeï assez longtemps pour en lire quelques lignes. Elle se met à rire, un rire insultant (un rire fâché, un rire déçu, réalisera Lisbeï, beaucoup, beaucoup plus tard) : « Tula ! Ne me dis pas que tu es encore après Tula ! Elle ne veut pas de toi, tout le monde le sait ! »

Pendant des années, Lisbeï se rappellera le bruit mat que fait la tête de Méralda en heurtant le plancher quand elles roulent toutes les deux par terre. Un bruit mat, à cause de la natte qui couvre heureusement le sol le long du lit, mais il résonne dans tout le corps de Lisbeï. Elle n’entend pas ce que crie Méralda. Elle ne pense rien, elle ne sent rien, seulement cette brûlure en elle, qu’il faut éteindre en cognant Méralda contre le plancher, encore et encore. Quelque chose la prend par le col de sa tunique, quelque chose essaie d’immobiliser ses bras, elle se débat et, tout à coup, un claquement, un éclair de douleur qui part de son bras droit pour lui traverser tout le corps. Et elle entend de nouveau : les sanglots terrifiés de Méralda. Et elle voit de nouveau : les feuilles éparpillées sur le sol, froissées, déchirées ; Méralda accroupie qui se balance d’arrière en avant en se tenant la tête, du rouge sur les mains ; le visage horrifié de Mooreï qui regarde Lisbeï (qui regarde le bras de Lisbeï, qu’elle vient de casser).

Une vague blanche de douleur assied Lisbeï par terre quand elle essaie de ramasser une des feuilles détachées du journal. Bizarrement, à ce moment-là, elle n’a qu’une pensée : il faudrait que je range avant d’aller à l’infirmerie.

 

* * *

 

À l’infirmerie, on l’isola derrière des paravents : personne ne devait lui parler, elle était punie. Pour s’être battue avec Méralda.

« Que s’est-il passé ? » demanda pourtant Antoné après avoir fini de la soigner. Lisbeï serra les lèvres en regardant les doigts repliés de sa main droite qui sortaient du plâtre comme des choses étrangères à son corps. Que lui importaient ces questions des adultes qui veulent s’entendre dire ce qu’elles savent déjà, qui veulent vous entendre vous accuser vous-même ? Elles avaient Méralda, elles avaient les cahiers, cela ne leur suffisait pas ?

« Méralda n’a rien voulu dire, sinon qu’elle a lu ton journal personnel sans permission. Elle est punie comme toi, pour un mois. Les cahiers, personne d’autre ne les a lus, personne d’autre ne les lira. Ils t’appartiennent, Lisbeï, et comme tels, ils sont intouchables, sauf si tu le permets. »

Il y avait des lois que les adultes observaient même vis-à-vis de dotta en infraction ? Lisbeï sentait bien que la Médecine disait la vérité, qu’elle voulait en savoir plus long pour comprendre et non pour la faire punir davantage. Mais Lisbeï ne pouvait rien dire, ne voulait rien dire. On ne lui prendrait pas ainsi le peu qui lui restait de Tula. Et puisque Méralda n’avait rien dit, elle pouvait bien se taire aussi et rester derrière ses paravents comme une pestiférée. Elle avait bien senti la réprobation qui les avait accompagnées à l’infirmerie, Méralda et elle, tandis qu’elles passaient dans les corridors et les escaliers. Elle était aussi horrifiée maintenant : elle avait enfreint la loi la plus importante du Pays des Mères, une loi qui avait arrêté les premières bagarres de la garderie avec la voix sévère des gardiennes : On ne porte pas la main sur une sœur en Elli. Aucune adulte n’avait jamais frappé Lisbeï ni aucune mosta ni aucune dotta de sa connaissance. Elle se rappelait la brûlure et le soulagement qu’elle avait éprouvé à cogner la tête de Méralda par terre ; elle pensait au bruit de la tête de Méralda contre le sol, au sang sur les mains de Méralda, et elle se sentait comme une envie de vomir.

Elle était punie et personne ne devait lui parler, mais Selva vint la voir. Elle semblait calme, quoique retranchée derrière son habituelle cuirasse. Lisbeï ne lui dirait sûrement rien à elle non plus !

« Sais-tu ce que tu aurais dû faire, Lisbeï ? »

Silence – un peu surpris quand même.

« Qu’est-ce que tu aurais dû faire, Lisbeï ? reprit Selva.

— J’aurais dû réunir mon équipe et celle de Méralda, marmonna enfin Lisbeï.

— Et ?

— Au cas où cela n’aurait pas suffi, aller trouver ma tutrice et la sienne. Et ensuite la capte de l’étage. Je ne devais pas me faire justice moi-même.

— Et surtout pas avec une telle disproportion entre l’offense et la réaction ! »

Lisbeï se hérissa derechef : Selva essayait-elle aussi de lui tirer les vers du nez ? Mais non, la Mère exprimait seulement son opinion – son jugement : « Nous en serions encore aux Ruches si nous réglions ainsi nos disputes au Pays des Mères ! Nous ne sommes pas des animales. Je ne veux pas que ma fille, la future Mère de Béthély, se conduise comme une animale. C’est compris, Lisbeï ? »

Lisbeï hocha la tête, muette – et surprise de nouveau, mais pour une autre raison : la cuirasse de Selva s’était entrouverte un instant et l’émotion que Lisbeï perçut alors, brièvement, ce n’était pas du tout de la colère. C’était de l’angoisse, presque de la peur.

Tout de suite après Selva, il y eut une autre visiteuse : Kélys. S’étaient-elles rendu compte, alors, que l’isolement n’était pas une aussi bonne punition que de recevoir des visites, d’avoir à sentir la réprobation des autres et sa propre honte ? Kélys ne semblait ni horrifiée ni réprobatrice, pourtant ; c’était toujours la même présence calme et forte. Son grand corps se replia avec élégance pour s’asseoir sur le bord du lit, sa main dure et fraîche prit le bout des doigts de Lisbeï au-dessus du plâtre.

« Tu en veux à Mooreï, de t’avoir cassé le bras ?

— Non. » Bien sûr que non !

« Elle a cru qu’elle n’arriverait pas à t’arrêter. Tu sais ce qui serait arrivé si elle ne t’avait pas arrêtée. »

Ce n’était pas une question, mais Lisbeï inclina la tête, malade d’horreur. On aurait tatoué une croix noire sur sa main droite, elle aurait été exilée dans une Bouture pendant des mois ; ou même pire, on aurait effacé ses tatouages d’épaules, on l’aurait opérée pour la stériliser et on l’aurait envoyée dans les Mauterres : elle aurait tué Méralda, et pas vraiment par accident.

« Pourquoi, Lisbéli ? Sais-tu pourquoi tu étais si fâchée contre Méralda ? »

Lisbeï ouvrit des yeux pleins de reproche. Kélys aussi, alors, essayait de la faire parler ? Mais Kélys poursuivait : « Je ne te demande pas de me le dire. Dis-moi seulement si tu le savais, toi. »

Parce que Méralda avait lu dans le journal. Lisbeï hocha la tête.

« Tu es bien sûre que tu sais vraiment ? »

Forcée d’être honnête, sans trop savoir pourquoi, Lisbeï renifla. Parce que Méralda lui avait dit que Tula ne voulait plus d’elle… parce que ça faisait trop mal de penser que Tula ne voulait plus d’elle.

« Méralda t’a fait du mal et tu as voulu lui faire mal en retour. N’est-ce pas ?

— Oui, souffla enfin Lisbeï, tout bas.

— Méralda n’a rien dit de ce qu’il y avait dans le cahier. Sais-tu pourquoi ? »

Un éclair de crainte tira Lisbeï de son accablement. Comment Kélys savait-elle…

« Je ne sais pas ce qu’il y a dans ton cahier, dit Kélys avec une clairvoyance qui ne rassura pas beaucoup Lisbeï. Je sais seulement qu’il devait y avoir là-dedans quelque chose d’important, quelque chose que tu ne voulais pas qu’elle lise. Elle aurait pu le dire. Sa punition n’en aurait pas été allégée, au contraire, mais elle aurait pu le dire. T’es-tu demandée pourquoi elle ne l’a pas fait ? »

Non, Lisbeï n’avait pas encore eu le temps de s’interroger sur le silence de Méralda. Elle réfléchit un moment et commença de s’étonner. « Parce que… elle ne voulait pas que je sois punie davantage ? »

Kélys hocha la tête. Puis, après un silence pendant lequel toutes les idées de Lisbeï sur Méralda s’écroulaient pour se reformer de nouveau, avec peine, en d’autres configurations surprenantes, Kélys reprit : « Penses-y, Lisbéli. Pense à tes raisons d’avoir été fâchée et pense à celles de Méralda pour tout ce qu’elle a fait. » Songeuse, elle caressait les doigts de Lisbeï du bout des siens, si bizarrement plus pâles à l’intérieur. « Beaucoup de choses nous fâchent, des petites, des grandes. C’est normal. Ça t’est déjà arrivé, sûrement, de te cogner sur quelque chose et d’avoir envie de cogner à ton tour sur ce qui t’a fait mal, oui ? Et quand ce sont des personnes qui nous font mal, c’est plus facile de penser qu’elles l’ont vraiment voulu, et de vouloir leur faire mal à elles aussi. Mais la plupart du temps, elles ont des raisons de nous avoir fait mal. Souvent, c’est parce qu’elles ont mal aussi. Ça ne les excuse pas. Mais ça explique. Et parfois, on a un peu moins mal quand on comprend. Il y a toujours au moins deux côtés dans une dispute. Quelquefois, il y en a même davantage. »

Puis, changeant de sujet avec une soudaineté qui stupéfia Lisbeï – et qui dénoua comme par magie le nœud qui avait commencé à lui serrer la gorge : « Tu as envie de rester longtemps à l’infirmerie ? »

Plus vite elle serait sortie de l’infirmerie, plus vite elle verrait passer les journées d’isolement qui l’attendaient !

« Moi non plus, je n’en ai pas envie, continuait Kélys. Tu es une de mes plus douées pour la taïtche, sais-tu ? Et quand tu es avec ton groupe, tout le groupe est meilleur. »

Lisbeï sourit malgré elle ; elle n’avait pas été trop sûre que Kélys avait remarqué ses progrès.

« Ce serait dommage si rester à l’infirmerie te faisait perdre ton entraînement, non ? Tu devrais continuer à t’entraîner dans ton lit. On n’a pas besoin de bouger pour faire les exercices de concentration. Une fois, je devais avoir ton âge, je me suis cassé la jambe et c’est ce que j’ai fait. Ça m’a aidée à passer le temps. Je me rappelle, j’avais tellement hâte de sortir, je disais à ma fracture de se dépêcher de guérir. Je faisais les exercices de concentration et, au moment où on voit la lumière rouge rose… Ah mais, c’est vrai, tu ne la vois pas…

— Si, dit Lisbeï malgré elle, emportée par la curiosité. Des fois », corrigea-t-elle en hâte.

Kélys sourit plus largement : « Alors, c’est simple, quand je voyais la lumière rouge rose, je m’imaginais que c’était l’intérieur de mon corps et que je pouvais voir ma fracture. Et je lui disais de guérir plus vite.

— Et ça a marché ?

— Je suis sortie plus tôt de l’infirmerie, en tout cas ! J’ai lu quelque part que lorsqu’on veut vraiment guérir, on guérit. Et de toute façon, quand on a eu la Maladie, on n’est plus jamais malade. Peut-être qu’on guérit plus vite des blessures, aussi. »

Elle s’étira avec grâce et Lisbeï la contempla, fascinée ; Kélys avait-elle pu être une petite dotta maladroite ou une presque-personne dans une garderie ?

« Tu as eu la Maladie ?

— Oui. Tu as rêvé de lumière rouge, toi, quand tu l’as eue ? »

La question était posée d’une façon à la fois si désinvolte et si flatteusement complice que Lisbeï répondit « oui » sans même réfléchir.

Mais la maîtresse-gymna se contenta de lui faire un clin d’œil : « C’est peut-être pour ça que nous sommes douées pour la taïtche ! »

 

* * *

 

(Antoné/Lettre)

 

Béthély, 17 d’oste 482 A.G.

 

J’ai du mal à comprendre la réaction de Selva. Ce n’est pas comme si elles étaient toutes des agnelles bêlantes à Béthély (et en particulier pas Selva, si du moins je la lis bien quand son armure s’entrouvre !). Ou comme si nous en étions, toutes autant que nous sommes, au Pays des Mères. « On ne porte pas la main sur une sœur en Elli », certes, mais enfin, ça arrive. Et puis, la violence physique n’est jamais que la plus grossière forme de violence. Ce que les Cartano ont fait à Loï, c’était quoi ? Les humaines sont ce qu’elles sont et tous les sermons de Garde n’ont pas changé d’une miette la nature humaine sur ce point, que je sache ; les tueries des Harems et des Ruches ont sûrement eu plus d’influence dans l’élaboration de la Charte – sans parler de l’appauvrissement du réservoir génétique !

Excuse-moi, voilà que j’enfourche à nouveau mon dada. Eh oui, je sais que la Parole de Garde et de ses disciples a été essentielle à la prise de conscience collective qui a fini par venir à bout des Ruches, etc. Mais revenons à notre non-agnelle, Lisbeï. Donc, à l’infirmerie, elle commence à ne plus manger grand-chose, et à dormir. Normal, tu me diras, puisqu’elle n’a rien à faire sinon penser à son Crime et aux journées d’isolement total qui l’attendent encore. Sauf qu’elle se met à dormir vraiment beaucoup. Vraiment trop. Et elle a de plus en plus de mal à se réveiller. J’ai de plus en plus de mal à la réveiller ! Ça commençait à ressembler à des comas, vois-tu. Plus précisément au coma de la Maladie. Hausse de température, accélération de tout le métabolisme… Je n’y comprenais plus rien. Le troisième jour, je commençais à être vraiment inquiète. J’en parle à Kélys et elle dit : « Intéressant. J’ai déjà rencontré plusieurs cas semblables, des sortes de rechutes. »

Première nouvelle ! J’étais après elle comme des puces sur une hérissonne pour en savoir plus, tu penses. Elle a voulu un moment se faire Médecine quand elle est devenue Bleue, avant d’opter finalement pour le métier d’exploratrice, mais elle a toujours gardé son intérêt pour la biologie et en particulier pour la génétique. Bref, pour résumer une longue conversation (nous avons passé toute la nuit à discuter !), elle pense comme moi que la Maladie est en train de changer. Que nous sommes en train de changer. Une variante de la mutation, puisqu’il faut quand même bien finir par appeler les choses par leur nom et ne pas laisser les Juddites confisquer ce mot-là pour en faire un épouvantail à dotta jusqu’à la fin des temps. Il y a mutation et mutation. Celle-ci, de toute évidence, n’en serait pas une « maléfique » !

Kélys a eu la Maladie aussi, Linta. Et comme toutes celles qui ont eu la Maladie et y ont survécu depuis une centaine d’années, elle n’a plus jamais été malade. Qui plus est, elle est comme nous. À un moment donné, elle a posé la main sur mon bras, je l’ai perçue, elle m’a perçue, pour un peu nous nous serions embrassées. Elle est comme nous. Et comme la douzaine d’autres dont je t’ai déjà parlé, et comme Lisbeï, comme Tula, comme Selva. Des variantes de la même mutation, Linta. Plus d’euphémismes ni de périphrases, ou du moins pas avec toi, sûrement tu n’en as plus besoin ?

Voilà la grande nouvelle que je t’annonçais au début de ma lettre. Je pourrais y ajouter un autre élément important : d’après Kélys, plusieurs des cas de rechute dont elle me parlait ont présenté par la suite des capacités de guérison accrue lors de blessures. Et la fracture de Lisbeï a effectivement guéri très vite. Elle est sortie de l’infirmerie sept ou huit jours plus tôt que prévu.

Ce qui m’amène à te livrer l’épisode suivant des aventures de Lisbeï et Tula, pendant que j’y suis. Apparemment, nos efforts pour les séparer semblent condamnés à l’échec – les efforts de Selva, assez incohérents d’ailleurs : elle les met ensemble à la garderie, elle les sépare… Comme je n’arrivais plus à tirer Lisbeï de son coma, Kélys m’a conseillé de lui amener Tula. J’étais sceptique. Mais, en voyant sa sœur dans le coma, la petite a été complètement terrifiée et s’est mise à la secouer en l’appelant par son nom. Et l’autre s’est réveillée, et elles sont tombées dans les bras l’une de l’autre en sanglotant à qui mieux mieux. Tu vois, j’avais raison, elles ne s’étaient pas du tout oubliées.

Je ne sais pas si je vais parler de tout cela à Selva. Pas de Lisbeï et Tula. (Elle est très au courant et se demande sans doute que faire ! J’espère que Mooreï et Kélys lui déconseilleront les solutions trop radicales…) Mais vais-je lui parler du reste ? En relisant tout ce qui précède, je me rends compte que je n’ai pas vu l’hypothèse la plus évidente pour expliquer l’attitude de Selva. Après que je l’eus touchée pour l’examen médical, elle ne m’en a jamais parlé. Elle m’avait bien perçue, pourtant. Elle n’a pas non plus changé d’attitude à mon égard, d’ailleurs ; simplement, chaque fois que j’ai à la toucher, je rencontre sa cuirasse. (Et non, je ne sais toujours pas comment elle fait, ni Tula. La petite semble très méfiante à mon égard.)

Selva… Sa mère était une Croyante, pas assez à l’ancienne pour être une Juddite, mais presque. C’est peut-être par réaction que Selva est si rationnelle, si pragmatique. À l’Assemblée de Caraquès, quand les autres Juddites se sont mises à glapir « Abomination, Abomination ! » avec les Cartano au moment où j’ai présenté les rapports d’autopsie des enfantes de Loï, elle n’a pas bronché. Mais peut-être qu’au fond d’elle-même… Elle doit savoir que ses deux premières-vivantes sont comme elle (même si je ne sache pas qu’elle ait eu de rencontre avec Tula depuis que la petite est sortie de la garderie). Le terme « mutation » la rassurerait-il ? J’en doute. Qu’en penses-tu, Linta ? Qu’est-ce que cela te fait à toi, même maintenant, quand j’emploie ce terme ? Kélys me dit avoir lancé quelques ballons d’essai à Wardenberg – rien de précis, juste des « spéculations » ; l’accueil a été plutôt sceptique, mais du moins pas hystérique. Seulement, c’était à Wardenberg. Je ne suis pas sûre que le Sud et en particulier la Litale soient mûres pour ce genre de « spéculations ». Béthély… je ne sais pas. Elles disent « changelines » ici, te l’avais-je dit ? Un bien joli mot pour ce qu’il désigne, surtout en Litale. Mais c’est seulement pour les plantes et les animales. Pour les humaines… Selva a fait savoir clairement sa préférence pour « aberration ». Les plus vieilles Bleues disent encore quelquefois « Abomination », mais sans méchanceté : l’habitude. L’attitude générale est plutôt la résignation – mais sans laxisme : ici comme chez nous, on apprend aux petites à connaître les « bonnes » insectes, les « bonnes » plantes, sauf qu’ici, c’est dès les garderies ; quand le vent vient des Mauterres, dans la quinzaine qui suit on en fait un jeu : à qui apportera le plus de « changelines » aux captes des jardins – et à moi maintenant, pour mes collections. Il y a eu plusieurs alertes sérieuses autrefois, documentées dans les Archives, en particulier avec les insectes ; en général, pourtant (et au prix d’une vigilance sans défaut), il semble que Béthély ait à peu près fait sa paix avec son environnement. D’ailleurs, toujours pragmatiques, elles ont adopté et même développé certaines « changelines » favorables : leur pseudo-hévéa, plusieurs variétés de légumes et de fruits, leurs petites vaches sans cornes et surtout leurs brebis à grandes pattes et à grosse toison brune ou dorée, qu’elles appellent « oveines ». Et cela bien avant Selva : même la sévère Cémmélia acceptait de fermer les yeux sur ce que d’autres Familles plus juddites considèrent comme des hérésies, voire des péchés mortels !

Mais cela ne veut pas dire que Selva ait fait sa paix avec ce qu’elle et ses filles sont peut-être – si même elle accepte d’en envisager vraiment la possibilité.

Chroniques du Pays des Mères
titlepage.xhtml
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_043.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_044.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_045.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_046.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_047.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_048.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_049.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_050.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_051.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_052.html
Vonarburg,Elisabeth-Chroniques du Pays des Meres.French.ebook.AlexandriZ_split_053.html